Les indépendants, moteurs de l’innovation dans la lunetterie
vendredi, janvier 10 2025 | 08 h 10 min | Montures & Mode
Par Jean-François Venne
Dans un marché dominé par quelques gigantesques multinationales, les créateurs indépendants ont plusieurs cartes à jouer. Ils jouissent d’une agilité dont les plus grands ne peuvent que rêver et leur autonomie leur octroie beaucoup de contrôle sur l’image de leur marque.
Les géants comme EssilorLuxottica, Safilo et Kering Eyewear accaparent une vaste partie du marché des montures optiques et des lunettes de soleil. Ces entreprises sont généralement cotées en bourse et recherchent la croissance à tout prix. Elles doivent rendre des comptes à leurs actionnaires tous les trois mois. Leurs modèles d’affaires sont
donc très agressifs. Elles luttent entre elles pour décrocher les licences des marques de luxe et elles multiplient les acquisitions.
En marge de ce modèle d’affaires, on retrouve des entreprises indépendantes souvent moins connues, mais qui jouent un rôle important dans l’industrie de l’optique. Certaines existent depuis très longtemps, comme Morel (1880), Moscot (1915) ou Lafont (1923). L’essence même de ces marques indépendantes est de proposer des modèles de montures différents de ceux des grands joueurs. Elles construisent également des partenariats d’affaires qui répondent bien aux besoins des distributeurs indépendants.
La compétition
Mehran Baghaie a fondé Spectacle Eyeworks, une entreprise de Vancouver, en 1996. Il se souvient d’une époque où les créateurs indépendants se faisaient beaucoup plus rares, notamment dans les salons comme Vision Expo ou SILMO. « Maintenant, les indépendants constituent une force dans le marché, croit-il. Ils représentent une vraie concurrence pour les multinationales. Il y a de plus en plus de consommateurs qui n’ont pas envie de porter des marques sous licence et d’opticiens indépendants qui recherchent des produits différents, donc le marché est plus intéressant qu’il y a 20 ans. »
Il ajoute que les indépendants ont un effet positif sur le marché, en proposant bien sûr des designs originaux, mais aussi des gammes de prix plus variées. « Personnellement, je tente toujours de me distinguer des autres créateurs et d’offrir des produits originaux, confie-t-il. C’est l’une des forces des indépendants : amener de la variété au marché. »
Entre la technologie et la mode
David Duralde, directeur de la création chez OGI Eyewear, évolue dans l’univers des indépendants de l’industrie de l’optique depuis plusieurs décennies. Ironiquement, c’est par la restauration qu’il y est arrivé. « J’ai travaillé plusieurs années comme directeur général de deux restaurants qui appartenaient à Gai Gherardi et Barbara McReynolds, les propriétaires de l.a.Eyeworks, raconte-t-il. J’étais très attiré par leur côté créateur et innovateur et par leur envie de changer le monde. »
En 1992, il est devenu directeur de produits de l.a.Eyeworks, cette lunetterie avant-gardiste fondée en 1979. Il est aussi retourné étudier le design de montures à l’université. C’est ainsi qu’il a appris cette forme d’artisanat, mais également la partie plus commerciale de la vente de montures. Il a ensuite travaillé chez Signature Eyewear, Kenmark Eyewear, Safilo, et OGI Eyewear. Il estime avoir supervisé la création de plus de 62 millions de montures dans sa carrière.
« Le rôle des indépendants a toujours été d’innover et de créer des modèles originaux, qui renouvellent l’intérêt des consommateurs et les amènent à regarder la lunetterie d’un oeil différent », avance David Duralde.
Il rappelle que dans les années 1980-1990, de nouveaux équipements ont alimenté la créativité. Il pense notamment aux machines à découper robotisées (CNC), que l.a.Eyeworks a été parmi les premiers à utiliser, en particulier avec l’acétate. L’impression au laser, le laminage ou encore l’emploi de couleurs pulvérisées sur du métal sont aussi apparus pendant cette période. « C’était un genre de renaissance déclenchée par l’arrivée de toutes ces nouvelles technologies que les designers pouvaient employer pour réaliser des modèles plus audacieux », poursuit David Duralde.
Au début des années 2000, les prouesses technologiques cèdent le pas à l’émergence des marques de luxe. Ce qui comptait, soudainement, c’était d’avoir la forme ou la couleur à la mode chaque saison. Depuis environ 2010, nous vivons une période dans laquelle les designers veulent jumeler l’aspect mode et les possibilités technologiques. « Les designers cherchent encore une fois à renouveler l’optique pour y intéresser une nouvelle génération de consommateurs », précise David Duralde.
Raconter une histoire
Cette approche peut passer par de nouvelles technologies, comme l’impression 3D, ou encore par l’utilisation de matériaux plus durables qui répondent aux attentes écologiques d’une partie des consommateurs. « Mais ce qui compte vraiment beaucoup, en particulier pour les indépendants, c’est l’histoire que la marque raconte et les émotions qu’elle arrive à évoquer », estime Nicolas Roseillier.
Ce designer indépendant a fondé en 2023 l’agence UN-TI-TLED, qui propose des services de création artistique et de stratégie marketing. Il est aussi le créateur derrière l’événement NOW by Vision Expo, qui récompense depuis 2021 les meilleures nouveautés dans différentes catégories de lunetterie. Il a en outre été directeur artistique chez Europa Eyewear (State, American Optical) pendant plus de cinq ans, un poste qu’il a occupé auparavant pour De Rigo REM et MODO Eyewear.
Même s’il a adoré ses 15 années passées à produire des montures sous licence, il admet qu’il y a un côté très intéressant à oeuvrer comme designer indépendant. « L’authenticité représente une des forces des marques indépendantes, avance-t-il. Elles peuvent consacrer beaucoup d’attention au design, là où les grandes multinationales sont très axées sur le logo. Elles gardent aussi beaucoup de liberté pour créer une histoire bien personnelle autour de leur marque et de chacune de leurs collections. Ça répond aux attentes d’une part significative de la clientèle. »
C’est l’idée qui se trouve d’ailleurs derrière sa vision du NOW by Vision Expo. L’objectif de cet événement est de retourner vers la monture elle-même en tant qu’objet, au-delà des considérations de marques, de noms de compagnies ou de logos. Ainsi, on remet le design et le rôle des designers au centre de l’attention. Cette année, les organisateurs ont créé des catégories spécifiques pour les fabricants indépendants de montures et de lunettes de soleil.
S’adapter au marché
Pour lui, le principal défi pour les indépendants ne vient pas du design, mais plutôt de l’évolution rapide et constante du marché. « Ces dernières années, on a vu beaucoup de changement dans la distribution et dans les habitudes d’achat et les préférences des consommateurs », note-t-il. Il pense entre autres à la montée du commerce en ligne. Bien que les boutiques physiques demeurent nettement plus populaires, les ventes de lunettes en ligne devraient augmenter à un rythme de croissance annuelle composée de 9 % d’ici 2030, selon Allied Research Marketing.
Le créateur indépendant Mehran Baghaie admet que l’un des grands défis reste toujours de trouver de nouveaux clients. « Devons-nous faire de la publicité comme les multinationales au risque de finir par leur ressembler ? questionne-t-il. Comment garder notre identité d’indépendant, même dans nos choix publicitaires ? »
« Je mise sur une bonne base de clients réguliers et je ne ressens pas le besoin d’aller absolument décrocher de nouveaux comptes, confie le créateur. Mes nouveaux clients, je les recrute généralement dans les salons professionnels et par le bouche-à-oreille, mais pour ceux qui débutent et qui n’ont pas beaucoup de clients, faire sa marque reste un défi. »
La distribution des créations de lunettes indépendantes
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La distribution en représente un autre, notamment en raison de la consolidation qui se traduit par la présence de chaînes d’opticiens de plus en plus grandes. Celles-ci ont moins tendance à recourir aux créateurs indépendants. Ces derniers doivent donc soigner leurs relations avec les opticiens indépendants, qui veulent se démarquer des chaînes.
Ils doivent également se montrer innovants et conscients des attentes des clients. OGI Eyewear, par exemple, a adopté une norme de durabilité et cherche à réduire son empreinte carbone. L’emballage de ses montures est entièrement biodégradable et elle vend une collection de lunettes de soleil qui comprend des matériaux recyclés. L’entreprise revalorise les retailles d’acétate en faisant des bijoux ou des accessoires. « L’industrie optique, traditionnellement, a toujours généré beaucoup de déchets et nous souhaitons aider à trouver des solutions pour la rendre plus durable », explique David Duralde.
L’entreprise contribue aussi au développement de technologies d’essais virtuels en 3D, en utilisant notamment le logiciel de reconnaissance faciale d’Apple. L’objectif est de permettre aux clients d’essayer plus de modèles et de couleurs sans obliger les opticiens à conserver des inventaires très lourds.
« L’indépendance confère une agilité qui permet d’innover plus rapidement, croit David Duralde. Ce n’est pas la force des grandes multinationales, qui ont plus tendance à raffiner les innovations déjà présentes sur le marché. Les indépendants sont le moteur de l’innovation dans l’industrie de la lunetterie. »